Ce concept, très abstrait il y a encore quelques années, est devenu une réalité. L’école a le devoir de minimiser son impact mais se révèle bien souvent l’initiatrice de cette fracture.
Le paysage économique a beaucoup changé. Une matière première s’est ajoutée à la vie économique : l’information. Les géants Google, Microsoft et autres ont été les plus prompts à investir dans le domaine. Tant et si bien que la libre circulation des informations et la propriété de celles-ci est devenue un enjeu économique et, par ricochet, social.
Pour couronner le tout, l’accès à l’information devient tributaire d’outils numériques. Pour s’insérer dans cette société, il faut non seulement pouvoir utiliser ces outils mais également, à défaut de les posséder, y avoir accès. Pour peaufiner le tableau, il nous faut également ajouter la difficulté que rencontre l’école à suivre le mouvement. L’OCDE le pointe du doigt : le changement technologique joue un rôle essentiel dans la mondialisation. En raison de leur incidence sur les méthodes de production, sur les tendances de la consommation et sur la structure de l’économie, les technologies de l’information et de la communication constituent un facteur clé dans la transformation d’une économie axée désormais sur le savoir.
Tout ceci représente notre écosystème culturel actuel, une véritable société numérique puisqu’elle touche à tous nos horizons personnels :
Économie
Organisation du travail
Culture
Loisirs
Relations
Des compétences transversales
Au niveau des établissements scolaires
Nous plongeons les deux pieds joints dans la fracture. Toutes les écoles ne sont pas égalitaires dans le domaine. Il y a pourtant une impulsion donnée par la ville de Bruxelles (via le CIRB) qui, dans un plan multimédia, fournit aux écoles un matériel de base. Malheureusement, ce plan est bancal : le matériel est rapidement obsolète, les ressources pour la maintenance sont peu efficaces et l’installation du matériel est non seulement contraignante mais elle a imposé des couts aux écoles.
Dans la balance pèse également le projet d’établissement de chaque école. La volonté d’implication est évidemment prépondérante dans la progression de l’école vers l’éducation aux médias. Les TICE sont encore trop souvent assujetties à l’informatique, discipline mineure au regard des compétences de lecture ou d’autres disciplines. Pourtant, je le développerai plus loin, les TICE sont directement liées aux compétences de lecture et d’écriture (en terme d’accès et de traitement de l’information).
La situation budgétaire des écoles alourdit également la fracture. Certaines écoles sont de toute évidence mieux nanties que d’autres (pour diverses raisons). Ces écoles ont un accès privilégié aux outils technologiques. Quand des écoles disposent de plusieurs tableaux interactifs, d’autres se demandent si elles doivent investir dans une nouvelle cartouche d’encre. La mixité sociale assombrit un peu plus le tableau. Les écoles en discrimination positive et qui accueillent des familles défavorisées doivent bien souvent faire face à des urgences qui ne leur permettent pas d’investir dans les TIC. C’est une contradiction, car ces enfants n’ont pas accès à ces technologies à la maison contrairement aux enfants évoluant dans des milieux plus aisés (Le cercle familial et l’éducation qui y est liée entrent en ligne de compte mais ce n’est pas le sujet de cet article).
Au niveau des équipes éducatives
Les enseignants des équipes éducatives ont une maitrise des compétences technologiques très variée en fonction de leur âge, de leur niveau d’implication et de formation. Sans vouloir dresser de stéréotypes, on peut objectivement relever quelques catégories :
Les instituteurs plus anciens qui n’ont pas grandi avec l’informatique. Certains se retrouvent très démunis face à ces nouveaux outils ou n’en voient tout simplement pas l’intérêt pour leur propre vie sociale. Ce n’est certes pas une généralité et l’inverse est vrai également.
Il y a ceux qui ont connu la naissance de tous ces outils : depuis les lecteurs de bande, en passant par les disquettes 5 pouces, jusqu’à aujourd’hui. Je pense que ces personnes ont une lecture très particulière des outils actuels. Ils en comprennent sans doute mieux le sens et l’usage. Comme un enfant qui passe du stade assis à celui de la marche, ils ont eu l’occasion de construire une compréhension (même si certains ne l’ont pas fait).
Les plus jeunes pour lesquels ces outils sont naturels et incontournables. Ils font partie de la vie courante. Ils n’ont pas forcément une compréhension poussée de l’outil comme ceux de la catégorie précédente mais en ont une grande maitrise.
Les réfractaires : ceux qui, quel que soit leur âge, ne veulent pas être contaminés (j’utilise ce mot avec force, car la technologie est, pour certains, un réel ennemi).
Vous l’aurez remarqué, je ne parle pas ici du parcours professionnel et de la formation car pour moi il y a un élément très important qui influe sur les rouages : l’implication. Celle-ci peut entrer en ligne de compte dans n’importe quelle catégorie. Si l’école et son projet d’établissement peut tendre vers la prise en compte des TICE, chaque enseignant va y prendre part à sa façon et en fonction de ses compétences.
La question est également de savoir dans quelles proportions les catégories définies plus haut se retrouvent dans une équipe éducative. Si on y ajoute le facteur « école », on comprend vite que les tableaux sont très nombreux et différents : une école favorisée peut très bien être constituée d’une équipe majoritairement plus ancienne. Elle aurait les moyens de s’investir dans les TICE mais l’équipe en aura-t-elle la volonté ou les compétences ? Je vous laisse jouer avec tous les paramètres, on conçoit rapidement la difficulté d’impliquer l’école vers la résorption de la fracture numérique.
Cette question élargit encore le débat puisqu’elle pose la question de la formation. Les différents acteurs de formation continuée proposent de plus en plus de formations sur ces thèmes mais la tendance est encore lente et bien sûr, chacun est libre d’y participer ou non… Pour ce qui est de la formation initiale, il y a bien longtemps que j’ai quitté l’école normale, je n’ai donc pas un regard suffisamment pointu sur le sujet.
Vers un apprentissage de la privation ?
Dans la partie précédente, je parlais de formation et de compréhension des outils. C’est un point essentiel pour moi. Le sujet est délicat : je ne suis pas un dingue d’informatique ni un politicien en herbe.
Le terme « privation » est un à double sens. S’il n’est d’ailleurs pas de moi, je n’ai pas encore vu ce mot associé à l’enseignement. Je vais donc m’employer à faire comprendre mon cheminement. Dans le monde des logiciels, il existe deux courants : celui des logiciels libres et celui des logiciels privés.
Il est important de comprendre que ces deux types de logiciels sont associés à des licences – y compris les logiciels libres. Le contenu de ces licences est en revanche très différent. Tandis que l’une interdit de partager, de copier et de modifier le programme, l’autre encourage son partage, sa copie et sa modification. Dans la majorité des cas, les logiciels privés sont payants et imposent à l’utilisateur d’accepter des conditions d’utilisation. C’est Richard Stallman qui a détourné la notion de « logiciel privé » du sens trop communément entendu : selon lui, cette catégorie de logiciels doit se nommer « logiciels privateurs » puisqu’ils privent l’utilisateur de libertés qui pourtant sembleraient fondamentales.
La situation est plus complexe qu’il n’y parait au départ. Il nous semblerait normal de payer le travail d’un auteur, comme de payer les nouveaux pneus de notre voiture. À la différence près qu’une fois les pneus achetés, ils nous appartiennent. Libre à nous de les monter sur un autre véhicule ou de les vendre à une autre personne. Mais revenons à l’auteur du logiciel privé : il n’existe pas réellement. Lorsqu’un programmeur participe à la construction du code du logiciel, il est soumis à des brevets. Sa création ne lui appartient plus. Le code est implémenté dans la masse d’autres codes et géré par un groupe d’entreprises.
Le but est manifestement faire de l’argent avant de satisfaire l’utilisateur. Le piège est rapidement fermé et il devient difficile de s’en extraire. Prenons comme exemple un logiciel de traitement de texte. Fier de votre acquisition, vous vous lancez dans la réalisation d’un projet ambitieux dont la mise en page ferait pâlir un imprimeur. Comme tout enseignant qui se respecte, vous aimez partager et vous décidez d’envoyer votre œuvre par courriel. La réaction ne se fait pas attendre. Là où vous attendiez des éloges sur votre grande maitrise de l’outil, vos correspondants vous signalent qu’ils ne savent pas ouvrir votre document. En effet, le beau logiciel que vous avez acquis a légèrement modifié son format d’enregistrement. Pour partager, il faudra que chacun utilise le même logiciel, fiévreux de se lancer dans cette même expérience utilisateur merveilleuse.
Le produit finit nous appartient-il encore ? Pour ma part, j’estime que ce que je construis ne peut pas dépendre d’un outil. Réalisée, ma création doit pouvoir s’utiliser sans être tributaire d’un format fermé qui impose le recours à un logiciel sans garantie de pérennité.
L’accélération de l’évolution technologique nous assomme d’améliorations en tout genre. Si ce n’est déjà fait, je vous invite à réfléchir aux enjeux. Les logiciels s’invitent sur internet. Ils collectent vos données personnelles et sont devenus parfois incontournables pour accéder aux informations. Rappelons-le, l’accès à l’information est pourtant un enjeu social.
En tant qu’enseignant, il est primordial pour moi de garder tout ceci à l’esprit. Libre à nous d’utiliser les logiciels de notre choix. Par contre, le choix est moins large quand il est question d’enseignement. Il est primordial de permettre aux enfants d’apprendre à utiliser des outils qui ne sont pas créés pour les enchainer. Nous ne pouvons aller vers un enseignement de la privation. L’idée n’est pas de formater des individus qui vont exécuter sans réfléchir pour obéir à des raisons économiques et servir les plus riches.
Je tire ici un signal d’alarme. Je vois autour de moi beaucoup d’enseignants s’extasier des possibilités offertes par les tablettes. Effectivement, cet outil est très performant mais je vois à quel point les tablettes deviennent des outils fermés, dépendants d’impératifs économiques. On ne parle plus de logiciels mais d’applications. D’un simple clic, elles s’installent en quelques secondes et sont d’une intuitivité confondante : « un enfant pourrait l’utiliser » ! Cette simplicité est séduisante mais ne nous guide-t-on pas un peu trop ? De plus, ces applications nous dépossèdent encore plus de nos réalisations. Pour voir le travail réalisé par une classe, il faut posséder l’application en question.
Apple et Google ont la mainmise sur ce secteur via leur Store. Le contenu est vérifié, soumis à des contraintes. Les auteurs doivent reverser une somme à ces géants chaque fois que quelqu’un utilise leur application. La rentabilité avant tout. Et voilà que maintenant on trouve des applications avec du contenu lié : pour utiliser d’autres fonctions, il faudra acquérir ce contenu lié.
Est-ce vraiment l’avenir que l’on souhaite à nos enfants ?