Si vous avez un peu suivi ma biographie, vous savez peut-être que je suis instituteur en cinquième et sixième primaire. En parallèle, j’ai la charge (le mot est choisi) du déploiement numérique dans mon école. Je prendrai un jour le temps de décrire ma fonction à titre de relais numériques, mais la complexité de l’explication me fait reporter régulièrement cette tâche.

Pour ma part, il est essentiel de comprendre les outils d’aujourd’hui tant dans leur fonctionnement que dans leur genèse. Au-delà de ma conception personnelle de mon rôle d’enseignant, je pense que l’école se doit de travailler la métacognition numérique. Mes propos sont résolument ancrés dans la littératie numérique. On ne peut viser la littératie numérique sans au préalable connaitre l’origine des outils numérique et comprendre les enjeux tant au niveau des individus que de la communauté.

Je vous l’avoue d’emblée, j’écris cet article avec difficulté. Les idées se bousculent et il m’est difficile de les organiser pour les restituer de façon lisible. Le schéma est très clair dans ma tête, l’écrit sera probablement moins net. J’espère cependant que vous en retirerez quelques éléments qui vous parleront. Vous le verrez, mes propos tendent à une analyse d’un effondrement par le numérique. Entendons-nous, je ne serais pas référent numérique si je ne pensais pas fondamentalement que c’est un rôle essentiel et qui permet de construire un cadre de travail pédagogique riche au service des enfants et des enseignants. Je pense cependant que nous avons une responsabilité d’analyse centrée sur une collapsologie numérique. Pour aller dans la bonne direction, il faut parfois imaginer le pire afin de faire le mieux.

M’adressant à de jeunes élèves, je me dois de porter un regard critique sur le numérique pour en appréhender le positif comme le négatif. Parfois, les aspects négatifs peuvent émerger de l’intérieur et s’insinuer dans les rouages avec notre propre contribution involontaire. Je trouve particulièrement intéressant de comprendre pourquoi les outils informatiques ont pris leurs visages d’aujourd’hui à partir de leurs balbutiements d’hier. Je prends beaucoup de plaisir à animer des ateliers avec mes élèves où ils découvrent les outils d’hier. J’ai quelques anciens appareils qui nous permettent de faire des comparaisons, analyser l’évolution. Si l’aspect esthétique et purement matériel est intéressant, l’intérêt de ces séquences est surtout d’amener les élèves à réfléchir aux raisons de ces changements, aux nouvelles habitudes qu’ils ont créées. À partir de là, on peut porter un regard sur nos habitudes d’aujourd’hui et ce que sera demain.

Je vois dans le numérique plusieurs ensembles. Au fur et à mesure de ces apparitions, l’outil informatique s’est déformé : d’abord un outil individuel, il est devenu un outil qui crée des ponts. Ce n’est peut-être pas naturel au départ d’appréhender le numérique en différents sous-ensembles. En effet, ce mot est utilisé de façon générique pour décrire toute activité où la technologie joue un rôle. Il me semble toutefois intéressant d’avoir conscience que les bulles professionnelles ou personnelles impliquent des aptitudes parfois très différentes et peuvent surtout cibler des objectifs très variés. Je n’ai pas la prétention d’être un technopédagogue affuté. Ma liste est personnelle et certainement incomplète ou partiellement inexacte. Si je prends le temps de l’expliciter ici, c’est parce que cela me permet d’organiser mes pensées, de laisser des traces et surtout d’enrichir ma réflexion avec mes éventuels lecteurs. Voici donc quelques bulles que je perçois dans le numérique. Il faut les considérer comme enchevêtrées et dépendantes les unes des autres. Leurs spécificités sont transversales et imbriquées.

  • Le numérique matériel : des outils technologiques variés qui ne cessent d’évoluer et de s’insérer dans tous les aspects de la vie, jusqu’à parfois créer une ligne ténue entre le professionnel et le personnel.
  • Le numérique capitalisme : les outils gracieusement mis à notre disposition ne sont souvent que des autoroutes de transformation de la vie quotidienne en capitaux mondialisés.
  • Le numérique scientifique : on l’a vu ces derniers mois avec la crise sanitaire. Le numérique est précieux pour le monde scientifique. Il tisse des liens entre savants et accélère le partage de données et de connaissances.
  • Le numérique professionnel : peu de professions peuvent se permettre de fonctionner sans les outils numériques. Leur maitrise est souvent devenue une condition sine qua non pour un engagement.
  • Le numérique climatique : le monde est parfois très cynique et cette catégorie y contribue largement. Le climat est un enjeu indiscutable non seulement pour notre propre survie, mais également celle de millions de formes de vie. Le numérique permet de faire des observations, répandre des opinions, construire des groupes de travail… Des ordinateurs puissants sont capables d’analyser les données récoltées, mais aussi de faire des projections complexes à court ou long terme. Cette agitation autour du climat génère une quantité importante de nuisances pourtant pointées du doigt.
  • Le numérique de l’information : l’information est devenue une matière première essentielle de notre société d’aujourd’hui. L’accès à l’information, la façon dont elle est utilisée est devenu l’élément clé de notre fonctionnement.
  • Le numérique déshumanisé (IA) : l’intelligence artificielle est extraordinaire par sa complexité et son aura. La littérature l’a rêvée et anticipée de toutes sortes de façons différentes : souvent en pointant ses dangers. Elle peut rendre de fiers services à l’humanité, mais peu aussi créer des citoyens aveugles et télécommandés. Si une intelligence artificielle tend par son essence même à être autonome, elle n’en est pas moins conditionnée par ses concepteurs.

Si je parle de ces différentes bulles, c’est parce que malheureusement, on a tendance à nous apprendre à fonctionner correctement dans notre bulle. Le numérique, c’est aussi de la productivité. Le rôle de l’école n’est pas de former des jeunes qui seront productifs jusqu’à ce que leur étincelle s’éteigne. Former au numérique, c’est avant tout ouvrir le regard pour comprendre les rouages et comprendre le monde.

Aujourd’hui, cela semble un pléonasme d’associer le numérique à un manque d’âme humaine. Pourtant, c’est au départ tout l’intérêt du numérique : créer des ponts pour favoriser les interactions humaines. Si l’émergence de l’intelligence artificielle (dont la dénomination est un peu trop ambitieuse actuellement selon moi) a des atouts indéniable, elle a été instrumentalisée très rapidement pour éliminer le facteur humain. Je prends pour exemple cette banque qui inonde les ondes d’une publicité très spécifique : une voix féminine se présente en tant que personne en argumentant sa disponibilité constante et en mettant en avant ses atouts d’efficacité et de cordialité.

Sous couvert de simplifier la vie des gens, je constate que nous avons de moins en moins accès au moteur de la machine. Nous ne pouvons paramétrer que ce qu’on veut bien nous laisser faire : notre champ d’action se réduit comme une peau de chagrin. Mon analyse personnelle est que ce sont les applications pour les téléphones et tablettes qui ont permis aux grandes multinationales d’endormir progressivement les populations. Les applications sont conçues pour fabriquer de l’argent : par des abonnements, par la publicité, par le vol de données personnelles (liste non exhaustive).

Je suis un adepte de la philosophie des logiciels libres. Je ne suis cependant pas un gourou du libre et cela ne me pose pas de problème d’utiliser des logiciels propriétaires quand ils se révèlent plus efficace. J’éprouve une sorte de quiétude de savoir que des outils similaires existes de façon gratuite, mais surtout avec la possibilité de vérifier la façon dont le logiciel est conçu. Il est possible d’interagir avec d’autres personnes, de réfléchir à des fonctionnalités manquantes, etc. Je pense que c’est d’ailleurs le regard que devrait porter tout technopédagogue. J’ai fait le lien entre les logiciels libres et l’enseignement dans cet article.

Depuis la crise sanitaire, de nombreux choses se mettent en place dans les écoles et c’est heureux. Toutefois, après ces deux années, je reste circonspect sur certaines structures qui émergent. Je suis heureux de voir que de nombreuses formations sont proposées aux enseignants et aux référents numériques. Ce qui m’inquiète un peu, c’est la course au partage de ce qui est appelé “outils”. De nombreuses formations tournent autour de la maitrise de certains outils :

  • Comment utiliser Genially
  • Utiliser Canva
  • Les outils microsoft

C’est une bonne chose de répondre à certains besoins immédiats. Je pense cependant que toutes ces formations devraient au préalable être consacrées à une analyse de ces outils au niveau des pratiques et de ce que cela implique. La plupart de ces outils impliquent des abonnements et enferment dans des environnements qui promettent de répondre à tous les besoins. J’imagine ces élèves qui sont amenés à n’utiliser qu’un seul outil ou à ne visualiser des travaux réalisés uniquement sur des plateformes qui ont des visées très commerciales. J’ai du mal aussi avec la propriété intellectuelle. Ce qui est créé sur ces plateformes ne peut fonctionner que dans cet environnement précis. Notre travail et réflexion ne nous appartiennent alors plus : car pris en otage par les conditions restrictives d’exportation. J’ai la sensation désagréable que voir une lente anesthésie de la réflexion précipitée par l’urgence de mettre en place des structures numériques.

Je veux être clair : je ne critique pas du tout ni les enseignants, ni les formateurs. Je me pose juste des questions sur la direction à prendre et l’impact que cela aura à la fois sur nos pratiques, mais aussi sur les futurs adultes que nous guidons.

Je vois bien que des enjeux se jouent dans les coulisses. Pour le moment, toutes les formations tendent à implémenter Microsoft dans les écoles. Ces outils me semblent très efficaces et bien pensés, mais pour ma part, j’essaye de guider mon école vers plusieurs outils différents. Nous les manipulons de façon variée en fonction de nos besoins.

Je vous l’avais dit en préambule : je n’étais pas certain que mes propos soient faciles à suivre. Je pense que je vis moi-même cet état d’urgence où il faut faire des choix en les appliquant dans la foulée. Ma volonté est de faire des choix qui permettent une liberté d’action pour les enseignants et offriront aux élèves un maximum d’atouts tout en formant à la littératie numérique plutôt qu’à la formation au numérique.

J’écrivais il y a quelque temps l’extrait ci-dessous dans cet article. Il me semble bien résumer une partie de mes propos :

Certains se gargarisent et se font mousser pour s’éclaircir la voie tandis que d’autres semblent étouffés et bâillonnés sur des voies de garage. Et toujours cette dynamique économique où l’humain a plus tendance à faire des jeux de maux pour le confort des érudits commerciaux qu’à calligraphier à livre ouvert.