Il y a une question fondamentale que tout un chacun doit se poser : quelle place veut-on laisser à la machine ? La question est vaste, car si elle cible les individus, elle implique également tous les domaines de la société. (Mes propos seront ponctués de vidéos pour la plupart issues de l’excellente chaine YouTube Thinkerview. Elles sont très longues, mais valent la peine d’être écoutées. Les intervenants sont experts dans leur domaine et s’expriment librement sans contrainte de temps.)
Cette question ne résonne d’ailleurs pas de la même façon selon les générations. Pour ma part, j’ai connu l’arrivée progressive de l’informatique dans les foyers pour muer vers toutes sortes d’outils connectés. La façon dont je perçois le numérique est donc très différente d’un jeune qui a 12 ans aujourd’hui et pour qui l’hyper connectivité est une normalité. Toutefois, je dois modérer ce propos, car on pourrait affiner l’analyse en tenant compte des différentes classes sociales. On pourrait même analyser la question sous le prisme géographique. En effet, ce site existe dans un contexte spécifique : l’intégration des technologies dans l’enseignement. Un enseignement accessible à tous. Ce n’est pas le cas partout. D’autres subissent les outrages permanents de machines aux proportions vertigineuses qui saccagent leur environnement pour extraire les précieux minerais indispensables à la connectivité.
J’entends encore parfois le terme « transition numérique ». Je crois que ce terme est trompeur. Il y a bien longtemps que nous ne sommes plus réellement en phase de transition. Il est évident que la transition est terminée : le nombre d’appareils numériques est vertigineux dans nos pays développés. Pour moi, cette expression est insidieuse. Ceux qui la prononcent estiment que c’est un état de fait : chacun transite vers un monde numérique connecté sous prétexte que c’est la meilleure vie que l’on peut avoir.
Science et société, où va-t-on ? Étienne Klein
En réalité, il est question de croissance. Il n’a jamais été question que de cela : le profit. Je vais aller un peu plus loin. On parle aujourd’hui d’objets connectés. Cela nous donne la sensation de maitriser la chose. Nous avons l’impression de contrôler notre rapport à l’objet. Cela va même très loin puisqu’il est devenu une norme de trouver dans les paramètres des appareils avec écran l’option du bien être numérique : un analgésique pour mieux nous contrôler. Quoi de plus efficace de faire croire qu’on prend soin de nous ? Pour dire les choses très franchement, l’objet connecté, c’est celui qui tient l’appareil. Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Tesla, Twitter, etc. La liste s’allonge d’année en année. Lorsque je discute avec certaines personnes, elles me disent que c’est terrible parce que ces sociétés tendent à nous faire vendre des choses. Hélas, nous n’en sommes plus là. Cela va plus loin que cela. Aujourd’hui, l’objectif est d’arriver à modifier le comportement et l’humeur des gens, non pas dans le but d’obtenir un gain immédiat, mais d’éduquer les gens à une vie à leur entière dévotion : servir leurs intérêts. J’ai bien conscience que mon discours résonne de façon très illuminée. Dans une production américaine, je serais le paranoïaque hystérique. Rassurez-vous, je suis plus modéré que cela. Néanmoins, il est parfois utile, voire indispensable, d’expliciter certaines choses, aussi énormes soient-elles.
Éric Sadin : l’asservissement par l’Intelligence Artificielle ?
Peut-être avez-vous lu Homo Deus, de Yuval Noah Harari ? Il explique très clairement que l’homme a très rapidement eu besoin de se construire des croyances communes pour arriver à vivre ensemble. Nous parlons ici de la préhistoire. Cela est vérifiable tout au long de notre histoire : c’est ce qui a permis à certaines personnes d’obtenir le contrôle du peuple. Notamment par la religion ou l’économie. Je ne mets en doute aucune religion. Les croyances de chacun sont respectables. Par contre, l’utilisation de celles-ci est clairement problématique. Marx parlait d’opium du peuple lorsqu’il analysait la religion. Aujourd’hui, cet opium a changé de nature et est bien plus inquiétant. Son efficacité et son addiction sont redoutables. La raison pour moi est simple : il est devenu transversal. Le numérique est partout, il nous « connecte ». On le retrouve dans tous les aspects de la vie. Avez-vous remarqué que nous sommes finalement bien plus connectés aux objets et aux sociétés qui se cachent derrière plutôt qu’à nous-mêmes et aux autres individus ? Ne sommes-nous finalement plus qu’un pixel sur un écran ?
Si j’expose ici mon point de vue négatif sur la question numérique, cela ne veut pas dire que je rejette l’outil. Pour en revenir à la préhistoire, un caillou peut servir à construire ou à se battre. Ce site n’aurait pas lieu d’être si je ne voyais pas les aspects positifs que peut avoir le numérique sur notre qualité de vie. Cependant, faisons-nous les bons choix ? La place que nous laissons à ces outils est-elle la bonne ? Voilà bien une question que tout le monde devrait se poser et plus particulièrement les enseignants. La question prend d’ailleurs un aspect encore plus froid si l’on en commute les facteurs : quelle place les machines nous laissent-elles ?
Cette question ouvre un débat complexe et il n’y a pas de réponse qui solutionnerait tout. Pour ma part, je serais tenté de faire le parallèle avec le phénomène de la voiture électrique. Ce sujet est plus parlant, je crois, pour beaucoup de personnes, car il touche au confort de chacun tant au niveau des habitudes de vie qu’au niveau du portefeuille. À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes en phase de transition (encore ce mot). On nous vend le tout électrique comme la solution à tous nos problèmes : comme le numérique, l’économie mondiale œuvrerait pour notre bonheur. Bercés par le mouvement harmonieux des machines aseptisées et intelligentes, nous n’aurions plus de questions à nous poser. Le parc automobile est constitué d’ancêtres qui fonctionnent au diésel, de petites voitures au moteur à essence économe, de voitures sportives de luxe aux chevaux voraces ou encore de monstres surdimensionnés qui écrasent tout sur leur passage. En parallèle, des voitures entièrement électriques apparaissent. Nous le savons, le remplacement des moteurs thermiques par ces véhicules futuristes va se faire à une vitesse exponentielle : l’Europe ne laisse pas beaucoup de choix à ses citoyens. Au passage, ces voitures électriques embarquent de plus en plus de connectivité et « d’intelligence » artificielle. Elles nous sont vendues comme une nécessité, car elles seraient la solution à tous nos problèmes écologiques. Notre vie s’en trouverait grandement améliorée.
En réalité, sous le vernis de la peinture métallisée, la réalité est toute autre. Si effectivement, les émissions de gaz seront inexistantes lors des déplacements, le prix à payer est colossal : la fabrication de ces véhicules nécessite une intensification de l’extraction de minerais dont l’accès est de plus en plus complexe. Cela implique un saccage intensifié de notre planète, une production de gaz à effet de serre catastrophique à tous les niveaux de production.
Pas question de prendre parti pour une direction politique, néanmoins, j’aime la façon dont il a amené le sujet.
J’ai sélectionné un extrait du discours, vous pouvez écouter l’entièreté du propos ici :
Si vous avez écouté l’entièreté du propos, on en revient au même constat : ose-t-on se poser les questions de fond ? Ne serait-il pas essentiel que nous observions la situation avec distance, plutôt que de la subir ?
Le phénomène de la voiture électrique est un héritage des habitudes ancrées dans notre société autour des objets technologiques. Nous les consommons parce qu’on nous les présente comme des objets qui répondront à nos besoins, nous aiderons à nous accomplir. Surtout, ils exacerbent un peu plus la sacrosainte croissance. Dans les coins obscurs, leur fabrication engendre les mêmes problèmes que la voiture électrique en termes de pollution et de contrôle de masse sous des prétextes dangereux.
L’effondrement : le point critique ? Aurore Stéphant
Je n’ai pas le talent et l’éloquence des scientifiques qui prennent la parole dans les vidéos que je vous partage. Vous en apprendrez bien plus en les écoutant. Toujours est-il que la réflexion que je vous soumets me semble incontournable pour les enseignants tant pour leurs pratiques que pour la façon dont ils vont transmettre les apprentissages et les pratiques.
Bonus
Thinkerview contient un nombre d’interviews très impressionnant et cela continue à être alimenté. Voici deux autres vidéos qui me plaisent particulièrement.
Quand la Science appelle à l’aide pour l’humanité ? Aurélien Barrau
Souveraineté numérique, la douche froide ? Tariq Krim et Bernard Benhamou